Contraste - Thank you for the walk.

Stand ouvert ou non en plein milieu du marché de noël, il était impossible à Kris de rester toute la journée assis sur sa chaise à seulement travailler. Outre sa pause repas, l'italien bougeait à peu prêt toutes les deux heures afin de se dégourdir les pattes. C'est qu'au final, son stand était réservé aux adultes (sauf certains rares piercings) et en plein milieu de la journée, bon nombre d'entre eux étaient trop occupés ailleurs. Le travail, les études, les enfants, les amis ... La vie quoi.
Cette année, les fêtes avaient été relativement triste pour Kris.
Jamais il n'avait été seul.

En général, le tatoueur faisait en sorte de rejoindre ses grands-mères, présence de sa mère, de son incroyable beau-père et de son a-do-rable demi-soeur ou non. Ou alors, il se faisait inviter par son meilleur ami dans la famille royale, ou alors par un ami " + + ", très proche ou autre. Mais cette année là, c'était un peu différent. Kris ne voulait pas bouger, les rendements niveau tatouages et piercings n'avaient clairement pas été excellents et même s'il ne voyait plus son fils adoptif depuis leur altercation, il continuait de payer l'académie de Lifelam qui se trouvait être, comme tout le monde le sait, relativement ... coûteuse. Avec ou sans aides de l'état, avec ou sans le salaire de Zack, en rajoutant son propre loft, tout le côté alimentaire etc, ça commençait à faire beaucoup pour un seul homme. Sans compter le fait que le moral n'était pas au rendez-vous : sans son gamin, un de ses amants quasiment disparu, l'autre qu'il avait jeté pour l'avoir "trompé" avec le-dit gamin, on ne pouvait pas dire qu'il pétait la forme. D'ailleurs, il ne sortait plus beaucoup, ni dans les bars, ni dans les boîtes. Il ne profitait plus non plus de la vie. C'était comme si les petites lueurs Kristienne s'éteignaient peu à peu.

Les yeux rivés sur la porte coulissante qui lui permettait de quitter son stand, il fit un signe à son voisin d'en face qui avait gentiment accepté de le surveiller. Ajustant sa veste, le tatoueur regarda autour de lui avant d'apercevoir une silhouette qu'il avait déjà croisé auparavant. Se dirigeant d'un pas rapide vers lui, il s'arma d'un sourire calme qui ne trompait en rien, vue ses cernes marquées :

- Hey. J'suis pas sûr que ce soit ton genre de traîner dans des marchés de noël. Tu t'es perdu ? Lâcha-t-il, un sourire renard au coin des lèvres.

- Merci, toi non plus t'es pas mal.

Qu'il lâche comme s'il répondait à un compliment alors que Fenrir vient clairement de lui larguer une insulte "sympathique". Ça pour le coup, le tatoueur ne pouvait pas lui donner tord : il en avait eu des moments sombres dans sa vie, toujours "grave" en tout cas beaucoup plus que ce pour quoi il se traînait dans la boue à présent. Il faut croire que le confort l'avait rendu faible, plus faible que ce qu'il n'avait jamais été pour qu'il se laisse enfoncer dans la merde comme ça.

- On bouge? J’me gèle.

Il n'a pas tord, il fait froid quand on est statique.
Alors le corps qui commençait à s'engourdir s'anime, rejoint le barman d'un pas aussi vif qu'il le peut. Et dans ses mouvements, Kris sent bien qu'il est ralenti. Lent. Ses articulations grincent, mais ça n'a rien à voir avec le froid. Avec la sous-nutrition, peut-être ? Il devrait se retirer en Angleterre quelques temps, prendre de longues vacances bien méritées chez son meilleur ami et ... et ne plus penser à rien. Partir. Peut-être ne pas revenir.
Il avait beaucoup fait ça, fut un temps. Changer de pays sans prévenir. Prendre une carte, fermer les yeux et y déposer son doigt. C'était comme ça qu'il était arrivé ici après tout. Il y a déjà ... Quatre ans ? Cinq ? Aucune idée, le temps passe trop vite et à la fois trop lentement par ici.
Peut-être était-il de nouveau temps de sortir son planisphère ...

- Mmmh ... les sales moments de la vie. Et trop de travail aussi.

Kris jeta un coup d'oeil à son acolyte.

- Tu retrouves qui pour les fêtes ?

Il allait bien prendre congé lui, non ? Allez Fen', rend nous un peu l'espoir en l'humanité.

- J'veux du vin chaud. Marmonna-t-il dans sa barbe en se dirigeant vers le stand, poussant d'une épaule faible, le plus jeune au passage.

Il n'y avait pas trop de queue, c'était une bonne nouvelle. Il allait avoir son vin rapidement. En effet, une fois que la dame en charge de la vente l'eut remarqué, elle lui servit un grand verre avec ce qui semblait être une vague inquiétude dans les yeux. Non sérieux, il faisait aussi peur que ça ? Y avait des limites quand même.

- C'est mon cadeau de noël. Lâcha-t-il en lui tendant le deuxième verre sans même avoir attendu sa réponse à sa question précédente.

"Ma pute de mère. Si j’savais ou elle était"

C’était pas comme si t’avais cherché. Tu secoues la tête avec un sourire mesquin.

"Les moments de la vie ? Ca pue l’amour a plein nez. Quelle gonzesse est partie avec ton gosse ?"

Tu ris. T’es tellement habitué à ce genre de scénario autour de toi, que bon. C’était pas si étonnant au final. L’humanité, les gens, c’était tous des connards. Toi-même, t’en étais un. Tu le cachais pas, c’était ça la différence au final. Ton regard se braqua vers lui et ton épaule vient percuter la sienne dans un mouvement qui se veut sympathique contre toute attente.

"Te mine pas le moral pour une gonzesse, ou pour... j’sais pas avec quoi tu couches. Juste, ça sert à rien. Pense à ta gueule un peu, ça t’ferait pas de mal. On est jamais mieux que servit pas soit même."

Cette devise elle marchait pour toi, pourquoi pas pour les autres. Être égoiste et penser à sa gueule, c’était la meilleure chose qui pouvait arriver. Généralement, quand les autres s’en mêlent, de ta vie, tu finis en morceau.

"J’te rappelle que ta mère a mit neuf mois à créer ton coeur et elle s’est fait chier à te porter."

Buté et borné, t’attrapais le verre en grommelant un merci. T’étais pas très démonstratif de gratitude et encore moins d’amitié ou d’empathie, mais tu faisais de ton mieux. Parfois même, tu te débrouillais pas trop mal.

"Puis si c’est juste le travail, bah change de travail. Ou prends de l’air, je sais pas. Fais un truc que tu kiffes même si les gens kiffent pas. Fais toi kiffer, mec."

Tu bois et lève le nez vers le ciel. T’aimais bien l’hiver, même si tu te gêlais à chaque mouvement. C’était le moment de l’année où tu te sentais pas coupable de ne pas reprendre les recherches pour ta mère. De ne pas lever le petit doigt pour sortir faire la fête et refuser pour la trentaine de fois de boire de l’alco-... Tes yeux se baissent sur ton verre.

"... Putain. T’es sérieux ?"

Tu soupires et continues de boire. Vraiment, fallait que tu comprennes à retardement le concept du «vin» chaud. Ouais, dans le vin chaud y’avait du vin. T’étais trop débile quand tu t’y mettais. Heureusement que tu faisais ça par conviction personnelle et pas par religion, parce que sinon, tu serais clairement dans les Enfers depuis un moment. Quoi que, c’est surement déjà le cas.

Fenrir ricane. Il a un vieux rire de chien, le genre de rire que Kris aime bien.

- Les moments de la vie ? Ca pue l’amour a plein nez. Quelle gonzesse est partie avec ton gosse ?

Sur son visage s'affiche un quart de seconde une expression étonnée. Wow ok, ça pour avoir visé juste, il avait visé juste. Le coin des lèvres du loup se redresse légèrement avant qu'il ne secoue la tête.

- Touché.

En marchant, il écoute le sermon que lui sert l'autre émigré avec un sourire vague, un peu mélancolique. Le genre de rictus qui dit "d'habitude c'est moi qui dis ça, d'habitude c'est moi qui ai cette dégaine là". Pas cette fois Kris, pas cette fois.

- J'suis un accident, j'vais t'dire que ma mère se serait bien passé de ces neuf mois.

De ses poumons s'épanchent le fantôme d'un rire rauque. Ça, elle s'en serait bien passée la pauvre. Pourtant, ça ne l'avait pas empêché de l'aimer. A "sa manière" comme dirait l'autre. Pas une bonne manière, vu ce qu'elle laissait son beau-père faire ou les autres mais ... merde, il se sentait ressasser comme si plusieurs siècles croulaient sur ses épaules. C'est fatiguant la vie.

- Puis si c’est juste le travail, bah change de travail. Ou prends de l’air, je sais pas. Fais un truc que tu kiffes même si les gens kiffent pas. Fais toi kiffer, mec.

Ah ouais dit comme ça. Il pouvait y penser aussi maaais ... c'est qu'il le kiffe bien son travail, Kris.
S'accoudant à une des tables à un pied installées pour l'occasion, il porta le verre à ses lèvres avant de laisser échapper un sifflement agacé. Bah oui, ça brûle cette merde, ce serait bien de ne pas oublier que réfléchir, c'est rarement une option qu'il faille oublier. Par contre, le grognement de Fenrir lui fait lever les yeux. Quoi, y a un problème ? Le regard du brun va de l'expression dérangée au verre entamé :

- Quoi ? Attend, tu bois pas d'alcool ? Silence gêné avant que l'italien sente un certain mélange bien désagréable d'un début de panique et de culpabilité monter, Merde j'suis désolé, j'savais pas. Mais arrête de le boire crétin. Il rit faiblement. C'était vraiment un numéro celui-là, Y a d'autres trucs là-bas, te force pas. Je vais pas pleurer de devoir en boire deux.

Mais qu'est-ce qu'il n'avait pas compris dans "vin chaud" celui-là encore. Quelques paillettes de rire dans les yeux, l'italien reprit une gorgée :

- Ta pute de mère donc. Personne d'autre ? Une compagne, un ... arrière-grand oncle ? J'sais pas, quelque chose qui te relie relativement par le sang. Ton meilleur pote p't'être ? J'suis sûr que tu peux faire un p'tit effort.

Le goût de la taquinerie dans sa bouche était doux ; mais avec cet arrière-goût de cendre qui lui rappelait depuis combien de temps il n'en avait pas usé.

"Ouais, bah ta mère elle a eut trois mois pour penser à te garder donc qu’on m’fasse pas le coup du "elle voulait pas", quand on veut pas, on trouve toujours des solutions."

Tu hausses les épaules, toutes ses conneries te passent au dessus. Devant sa mine étonnée, t’esquisses un sourire et tu lèves le verre haut - enfin aussi haut que ta taille peut te le permettre, t’es petit mais trapu comme ga.-

"Hors de question, c’bon. C’est un cadeau, ça se refuse pas. Mais ouais, j’bois pas, j’fume pas et j’me drogue pas. J’suis ce mec chiant en soirée qui râle sur les potes pour faire trop de conneries. Putain, les déchets humains c’est vraiment de la merde, regarde."

Tu redescends ta main avec ton verre pour le montrer du poignet.

"Transformer des BG en ombre d’eux-même, c’est quand même méga triste."

Tu bois à nouveau et grimace.

"J’déteste aimer le gout de l’alcool, mais c’est bon cette merde. Fuck."

Tu continues de boire avant de te faire taper l’épaule par une connaissance. Tu salues brièvement, échange quelques paroles, avant de boire à nouveau. Tu connais pas grand monde ici, mais être barman, ça aide pour les relations.

"Personne. J’suis seul, comme un pruneau rassit dans un fond d’pot. J’suis compliqué en amitié, en famille en amour, en tout en fait."

Tu hausses les épaules. C’est que ça te déprime pas en fait, bien le contraire d’ailleurs. Tu es la personne que tu hais et tu l’acceptes. Déprimer pour des choses aussi stupides que de ne pas s’accepter, c’était pas ton truc. T’avais autre chose à faire. Ta boisson se vide et c’est comme si la chaleur de celle-ci avait déjà anesthésier ta gorge pour que tu ne sentes plus rien de l’alcool, ou de la chaleur, ou de la brulure guturale. Tu reposes ton verre aussi lourdement qu’un bourré, sauf que tu ne l’es pas, t’en avais juste l’attitude. Mains dans les poches à nouveau, tu scrutes les environs.

"Et toi, personne ?"

Ta tête se penche alors que pour une fois, t’écoutes réellement ce qu’il pouvait ou voudrait bien te raconter. T’étais pas souvent à l’écoute mais t’avais, déjà, rien d’autre à faire là tout de suite, mais aussi, ça t’intéressait. Car certes, voir des ga’ dans un état merdique te tendait légèrement mais en plus ne rien faire et les regarder crouler sous la merde, c’était pas ton truc. Si tu pouvais au moins savoir si t’étais utile à quelque chose, tu serais utile. Si c’était pas le cas, tant pis, t’auras essayé.

Mouais 3 mois ... ou 4 ou plus, en fait il y croit pas trop Kris, mais ça c'est peut-être parce qu'il a eu la chance de ne pas naître avec un utérus. Quelle merde ce truc. C'est qu'un organe et ça trouve le moyen de te faire saigner et douiller ta mère et d'en plus te faire te faire rabaisser par le reste de la société toute ta vie. Elles ont pas gagné à la loterie de la vie, les pauvres meufs. Grosse compassion de son côté.

- Hors de question, c’bon. C’est un cadeau, ça se refuse pas. Mais ouais, j’bois pas, j’fume pas et j’me drogue pas. J’suis ce mec chiant en soirée qui râle sur les potes pour faire trop de conneries. Putain, les déchets humains c’est vraiment de la merde, regarde. Transformer des BG en ombre d’eux-même, c’est quand même méga triste.

Il laisse entendre un demi-reniflement qui ressemble à peine à un début de rire. C'est mieux que rien, ça le fait même rouler des yeux parce que, ahah ouais, c'était un bg lui avant là c'est ... bah y a mieux. Ça fait combien de temps qu'il n'a pas dragué ? Flirté ? Baisé ?
Un bail maintenant.
Tout ça, ça comme à vieillir, en bas. Trop utilisé et maintenant dès que le moral tombe, ça entraîne le corps avec. Pendant que d'autres se sautent sans vergogne, lui il chiale.
C'est ridicule.
D'un coup de poignet un peu trop habitué, il finit son verre dans son entiereté et tant pis pour la brûlure. Ouais c'est bon l'alcool, un peu trop surtout pour lui. Un peu trop agréable, surtout quand ça te fait décoller loin de ton corps. Et les joints là. La poudre aussi, ça redonne confiance un peu. Avec un p'tit cocktail, peut-être qu'il pourrait retourner trouver de quoi se sentir de nouveau vivant. Pour finir comme un cadavre sans âme après.

Et toi ?

Moi, moi. Moi c'est triste, c'est pathétique mais ça fait quelques années maintenant que ma vie elle est pathétique t'sais chaton.

- Pas cette année. Être seul c'est cool ça permet ... d'réfléchir t'sais. Non c'est pas vrai, tu fais tout pour ne pas penser, ça inclue les verres que vous avez dans les mains, P't'être que j'viendrais te voir à l'Astral. Mais j'sais pas si y a des danseurs qui bossent. Ça m'ferait peut-être du bien aux yeux ... j'sais pas.

Deux connards qui branlent rien pour leur noël.
Si ça ça fait pas pitié. Le regard perdu dans le vague, Kris se sent transporter vers ailleurs. C'est de plus en plus dur de rester sur Terre. De le vouloir, aussi. C'est chiant. C'était mieux avant ; sauf que c'est toujours mieux avant.

Ca bouillonne, en toi. Ca bouillonne, mais tu contiens. C’est peut-être plus que «j’aime pas» les gens comme ça. C’est peut-être plus que ça, les gens qui n’y croient plus. C’est viscéral chez toi. Tu serais où toi, si t’avais baisser les bras ? Pas ici, dans les jupes de papa. Tu serais où, si t’avais pas continuer de marcher ? Pas ici. Ailleurs. Trop loin pour être récupéré. Les gens qui te reflètent ton pire cauchemar, ce que tu veux pas être, ça t’énerves. Parce que la réponse à la peur, c’est la colère. La réponse à la peine, c’est la colère. T’accumules, t’accumules, et puis, ça explose. Ca finit toujours par exploser. Ton regard se détourne. T’es une bombe. Encore un mot de travers et ton poing s’écrase sans aucun remord sur sa gueule d’ange déchu.

"T’y arriveras."

Toi tu l’encourages à te dire que non, il y arrivera pas. Tes muscles se tendent. Ahah, que tu n’aimes pas ça. C’est plus fort que toi, mais tu dois prendre sur toi. Être sociable, civilisé. Sortable. Puis, c’est noël non ? T’allais pas faire un scandale en plein milieu à coté d’un stand de vin. T’allais pas potentiellement le fracasser et le détruire dans un coin, le souiller si fort qu’il aurait pas d’autres moyens que de se redresser ou se laisser crever par terre. Non, c’est pas ton genre...

Ton regard glisse sur le tatoué.

"Du bien aux yeux, évidemment. J’te ferais gouter mes nouveaux coktails. Tu m’en diras des nouvelles. T’as intérêt à passer cette fois. Parce que le dire pour être gentil ça m’intéresse pas, dis que les choses que tu feras. Ca vaut pour tout.'

Pour tout. Petit con, va. Il était plus vieux que toi et pourtant, t’avais l’impression d’être celui qui était le plus ouvert, le plus sincère, celui qui n’avait pas de murs contre les autres parce que t’avais des protections bien plus fortes que des simples murs qui se pètent. T’esquisses un sourire, perdu dans tes pensées, alors que tu commandes un autre vin chaud. Quitte à transgresser tes convictions, autant le faire à fond. T’aurais pas tous les jours l’occasion de boire ce genre de met, encore moins en profiter en bonne compagnie. Quand t’as pas envie de le réduire en cendres. Tu l’interroges du regard pour savoir si tu remplis son verre ou non, quitte à finir torché lui aussi. Pourquoi pas.

- T’y arriveras.

C'est marrant ça, dans ta bouche ça sonne bizarre.
Ça sonne faux un peu, t'as pas l'air d'y croire. C'est pour ça ? Pour ça que tu fuis, que tu détournes le regard ? J'peux presque sentir tes poings qui se serrent, y a des énergies qui se foutent en l'air et qui m'agressent. Je t'énerve. J'suis pas con, t'sais. J'suis pas aveugle. Un peu pommé, un peu ailleurs mais je sens, je vois et j'entends. Tes phalanges blanchissent, à tout moment je m'attends à m'en prendre une. Je t'énerve et j'sais pourquoi sans savoir. T'aimes pas ça, me voir m'apitoyer. T'aimes pas les gens qui s'apitoient. J't'ai jamais vu te plaindre. J'me plaignais pas, avant. En même temps on n'est pas amis, potes au maximum mais, eh, t'as des amis toi ? En ce moment, des vrais, genre ceux qui peuvent t'écouter, qui savent pourquoi tes yeux brûlent en permanence d'une colère volcanique, pourquoi t'es venu ici et pas ailleurs. Pourquoi tu bosses jusqu'au bout de la nuit, pourquoi j'suis quasiment sûr que si tu t'occupes pas la tête, tu fais autant de cauchemars que moi.
J'sais pas.
Toi non plus, t'as pas l'air de savoir.

- J'refuse jamais un verre, Fen'.

J'aime un peu trop l'alcool pour ça. Le goût sur la langue, je feins d'éduquer mon palais en sachant parfaitement qu'au bout du quatrième verre j'ferais plus la différence entre du rhum brun et de la tequila. C'est la honte pour un gars comme moi, tu m'trouveras ridicule, tu rigoleras en surface mais au fond tu rigoleras pas parce que tu sauras c'que ça veut dire. T'en as vu passer des gars comme moi. Dans le déni de leur alcoolisme. Qui se posent au bar comme si c'était une pause alors que c'est juste le début de l'embrouille. On devrait pouvoir laisser nos foies à l'entrée, dans le vestiaire avant qu'ils ne se mettent à pourrir autant que nos langues qui crachent à foison des pensées sales, des mots souillés, des intensions mauvaises.
Le ressort de la nature humaine.

- J'ai un stand à tenir. J'suis pas sûr qu'ce soit une bonne idée de finir torché maintenant.

Un stand hein. Pour qui, pour quoi.
Il avait vu Andrej de loin. Il avait vu Faö', son nouveau copain. Asar aussi. L'altercation de Jungo, puis le cadeau sur son stand qu'il avait fixé avec un trou au coeur. Vas-y, enfonce moi plus Andrej, t'adores ça visiblement, continuer à apparaître quand j'arrive enfin à t'oublier un peu. Vas-y, continue de laisser tes traces, de regagner des territoires que je commençais enfin à réussir à laver de ton absence. Vas-y, rappelle moi jour après jour que tu t'es foutu de la gueule de mon amour pour toi, que tu m'as enlevé mon fils, ma seule fierté vivante, que plus jamais j'pourrais vous faire confiance. Vas-y, rappelle moi que ça fait longtemps que j'ai pas vu mon psy', que les idées noires sont revenues, que ma peur de l'abandon s'est transformée en certitude, que mes efforts pour faire confiance ont été réduit à néant. Continue de me torturer pour ta bonne conscience parce que ouais, peut-être que ma queue t'manque mais qu't'as préféré te taper mon gamin dans mon dos plutôt que de profiter de ce qu'on avait réussi à établir.

- Tu veux v'nir chez moi ?

Il lâche en fixant le gobelet sans le voir.
Viens chez moi, on s'enferme dans le noir, on dérape et on pense à autre chose pendant une heure, deux, peut-être la nuit si j'suis endurant même si avec le peu que j'mange en ce moment j'en doute. Viens on disparait aux yeux du monde, j'débranche ma sonnette, on met nos portables en mode avion, on ferme tout ce qui donne sur l'extérieur et on oublie. On oublie où on est, qui on est, pourquoi on est. Pourquoi on est là. Où on a foiré.
Où j'ai foiré, parce que toi t'as pas l'air désespéré, t'as juste l'air énervé.
Ça te donnera l'occasion de te défouler.

- J'ai pas grand chose à récupérer.

Viens on s'en va.

- Fais pas genre t'as envie d'être là.

Moi j'peux plus faire semblant.