Poussé à bout

Merde, merde, merde, MERDE !! Comment un truc pareil avait-il pu arriver ? Pire, comment ça avait pu lui arriver à lui ?! C’était pas son genre, il n’était absolument pas comme ça et pourtant.. maintenant qu’il regardait ses propres mains, rouges du sang d’un autre, se mélangeant au sien… Il n’avait jamais pété les plombs, du moins jamais dans ce sens-là, jamais à ce stade-là ! Il était complètement paumé et ne savait pas quoi faire, surtout avec le corps se trouvant à ses pieds. Etait-il mort ? Il aurait peut-être du prendre son pouls pour s’en assurer mais.. quelque chose lui disait que vu ce qu’il restait du visage de l’homme sur le sol, il y avait peu de chance qu’il ait survécu.
Il avait frappé cet homme jusqu’à ce que ce dernier en meurt.
Mais comment est-ce que c’était arrivé ? Qu’est-ce qui avait pu être l’élément déclencheur de cette scène ? Maintenant que l’adrénaline commençait à retomber, Leevan parvenait à avoir les idées plus claires, il parvenait à réfléchir et à se souvenir et il n’était clairement pas fier de lui… Au bord de la crise de panique même. Cet homme, c’était son oncle, il s’en souvenait bien maintenant, ce n’était plus « la cible à abattre pour que tout s’arrête ». Mais comment cet homme avait-il fait pour arriver ici ? Avait-il pisté sa trace depuis toutes ces années ? Avait-il décidé de continuer et de mettre fin à ce qu’il avait débuté des années plus tôt ? A savoir détruire la vie du borgne..

La soirée avait pourtant commencé correctement. Leevan avait quitté son appartement après avoir nourri l’apocalypse sur roues -et laissé un mot à son anémone de coloc pour qu’il ne lui donne pas une double ration à son retour, puis il s’était rendu à son job pour y bosser toute la nuit jusqu’au petit matin, servant verre sur verre, cocktail sur cocktail, écoutant les clients s’épancher sur leurs emmerdes, les écoutant larmoyer pour une raison x ou y… Parfois, il lui arrivait même de donner un simple conseil rempli de bon sens et ça suffisait à redonner le sourire à une loque humaine imbibée d’alcool. Une soirée de boulot on ne peut plus classique quoi, le nain n’était pas de mauvaise humeur -même s’il n’était que très rarement de bonne humeur, mais rien qui ne justifiait ce qu’il allait faire plus tard, au fin fond d’une ruelle sombre et répugnante, sous une pluie battante à vous glacer la moelle des os.
Il le souvenait encore avoir vaguement salué ses collègues, comme à son habitue, et avoir quitté les lieux pour rentrer chez lui, se foutre au chaud sur le sofa avec une bonne grosse tasse de café noir, saturé de sucre, à attendre bien sagement en caressant Apo’ que ses médocs fassent effet pour pouvoir aller s’effondrer sur son lit et dormir jusqu’en plein milieu d’après-midi. Mais tout ne s’était pas passé comme l’anglais l’avait désiré…
Au détour d’une route qu’il emprunte presque tous les jours, une voix bien trop connue, toute droit sortie des cauchemars qui hantent ses nuits encore aujourd’hui, retentit juste derrière lui et il s’était instantanément figé d’horreur, chaque muscle de son petit corps tendus à l’extrême alors qu’il pouvait sentir le souffle répugnant de cet homme vernir mourir sur sa nuque, malgré ses longues mèches censées protéger sa peau.

« On peut dire que tu m’auras fait courir, parasite. »

Parasite… Il n’existait sur cette foutue terre qu’un seul être assez ignoble pour l’appeler comme ça et cet « adorable » surnom combiné à cette immonde voix basse, rauque et chargée de haine à son encontre… Il n’y avait aucun doute possible, son oncle l’avait retrouvé après l’avoir -visiblement, cherché un moment. Mais que voulait  cet homme ? Ils ne s’étaient pas quittés en bons termes pourtant.. Non, réflexion faite, ils ne s’étaient jamais entendus ou du moins, l’homme n’avait jamais pu l’encadrer et ne s’était jamais privé de le lui faire comprendre lorsqu’ils étaient à l’abri des regards, alors pourquoi venir pour le chercher ? Pourquoi ? Alors que sa vie commençait tout juste à reprendre quelques couleurs, maintenant qu’il avait des… camarades ? Potes ? Amis.. ? Le gamin lui-même avait du mal à trouver un qualificatif à ces personnes faisant à présent partie de sa vie, mais ils les appréciait et curieusement, ça semblait réciproque malgré son caractère de merde.. Alors pourquoi le pire fantôme de son passé -bien trop vivant, venait-il de refaire surface ?
Après plusieurs secondes -minutes, de flottement et après avoir serré les poings à s’en faire blanchir les articulations, Leevan était parvenu à remettre la mécanique de son corps en marche et à faire quelques pas pour échapper à cette homme. Mais après tant d’années séparés, il avait presque oublié à quel point cet enfoiré était tenace quand il voulait quelque chose… Avant d’avoir pu mettre assez de distance entre eux, le plus petit se retrouva projeté avec force contre le mur le plus proche -ce qui n’était pas franchement difficile vu son gabarit de crevette rachitique. Tandis qu’il essayait de se relever, alors que la douleur causée par le choc se répandait dans chaque fibre de son corps, l’homme l’empoigna par les cheveux et commença à le traîner derrière lui, comme on traîne un sac poubelle le jour du passage des camions à ordures.

« Bien pratique, t’aurais du laisser ça pousser plus tôt. »

Mais en lui-même, il regrettait amèrement de l’avoir fait ! S’il avait su à quoi servirait ses propres cheveux…

D’habitude, le borgne ne se laissait jamais faire, il ripostait même avec une force insoupçonnée ! Mais là, il se retrouvait totalement paralysé, prisonnier d’un enfer dont il pensait s’être sauvé le jour où il avait claqué la porte de ce qui lui restait comme famille.. Et tout ça sans oublier la douleur qui irradiait dans son dos et à présent, sur son crâne.. Il allait finir complètement scalper si son oncle continuait comme ça…
Et enfin, tout s’arrêta. Ou presque. Il fut cette fois, balancé sur le sol et avant de pouvoir se redresser, l’homme l’avait attrapé par le col pour lui remonter le visage dans sa direction, mettant son cou dans une position très inconfortable et probablement très déconseillée. Après un sourire à vous glacer le sang, l’homme lui décocha un premier coup en plein visage, le sonnant à moitié. La suite se passa un peu comme dans ces cauchemars qui l’empêchaient toujours de dormir sans assistances médicamenteuses : des coups, des insultes, des moqueries.. Tout ça, Leevan y était trop habitué, ça ne le touchait même plus. Mais son oncle fit probablement la plus grosse et dernière erreur de sa vie, sans le savoir…

« T’es qu’un gamin de merde, un putain de porte-malheur ! T’as commencé par tuer tes propres parents, en suite ma fille, mon mariage… Même ton pauvre ami a fini en taule par ta faute ! J’aurais du te noyer dans un sac comme on le fait avec les animaux indésirable ! Mais je vais rattraper mon erreur et enfin débarrasser nos vies de la pourriture que les parasite. »

Ca semblait être de simples mots mis bout à bout pour faire une phrase emplie de haine pure, mais en une seule phrase, l’homme avait mis le doigts sur toutes les blessures encore ouvertes de Leevan et ça avait suffit pour le faire basculer dans un état qui jusque-là, lui était inconnu. Il avait trop accumulé toutes ces années, il avait pris sur lui, avait enfermé ses démons et ses craintes dans une chambre forte dont les parois étaient maculées de molécules chimiques lui permettant de dormir, de stabiliser son esprit.. de vivre, tout simplement. Mais les coups portés avaient finis par fissurer les cloisons et les mots s’y étaient engouffré avant de toute faire exploser.
Une rage commença à s’éveiller dans le coeur et dans le corps du borgne, une rage sans mon, nourrie par des années de mauvais traitement, par des années de réclusion, de culpabilité, de peur, de chagrin, de rancune, de dégoût de soi… Et avec l’aide d’une soudaine montée d’adrénaline, tout explosa. Un nouveau coup allait lui être porté au visage, là où ses anciennes cicatrices s’étaient déjà partiellement rouvertes, là où son visage était déjà à moitié en sang. Son bandeau avait été arraché depuis longtemps, sa prothèse était dans un triste état sans parler de l’état des paupières qui la retenait encore dans l’orbite vide, mais tout ça n’avait plus d’importance, le cerveau de Leevan n’était plus en mesure d’analyser de ce qui lui arrivait, le message de la douleur ne lui parvenait plus, il ne restait que cette rage haineuse envers l’homme qui avait fait de son enfance un véritable enfer, cet homme qui avait brisé un gamin incapable de se défendre seul, ce gamin qui aujourd’hui peinait à simplement sourire avec sincérité tant il avait été malmené, brisé, détruit… Alors que le poing de son oncle se levait, en prévision de venir lui exploser les dents, le plus petit fit quelque chose de totalement inattendu qui déstabilisa le plus vieux : un coup de boule en plein dans le nez.
Comme ne s’y attendait pas, l’homme, choqué, vacilla légèrement, juste assez pour que le petit corps de Leevan puisse se libérer et se soustraire à son emprise avant de prendre le dessus. Si son oncle était capable de donner des coups, alors il serait capable d’en recevoir et de les encaisser. Le premier coup à partir fut un bon coup de pied en pleine face, mettant l’homme à moitié K.O. Il aurait pu s’arrêter là, s’enfuir chez lui, s’y enfermer à clef et se planquer dans sa chambre, sous sa grosse couette… Mais il avait l’âge de croire que les monstres craignaient les grosse couettes  chaudes, ce monstre-là allait lui pourrir la vie s’il ne s’en débarrassait pas une bonne fois pour toute ! C’est donc poussé par la rage que le gamin se jeta sur l’homme toujours au sol, pour commencer à le rouer de coups sans jamais s’arrêter, son unique œil rouge brillant d’un éclat de pure folie.
Les os craquaient, que ce soient les siens ou ceux de son bourreau devenu victime, la chair explosait sous les coups, mais le corps de Leevan était totalement anesthésié par la haine qui coulait dans ses veines telle de la lave en fusion qui ravageait de l’intérieur autant qu’elle lui permettait de vivre. Si l’adulte avait essayé de se débattre au début -et vu le corps du plus petit ça n’aurait pas du être compliqué, il ne fut bientôt plus en état de faire quoi que ce soit. Mais même une fois le corps sous lui totalement inerte, ça n’arrêta pas la folie du borgne. Au bout de longues minutes, le supplice prit fin et Leevan se releva, le regard toujours posé sur le corps resté immobile sur le sol. L’homme était méconnaissable, son visage ressemblait à un paquet de viande hachée qu’on aurait éventré sur le sol et les mains du borgne n’étaient pas en meilleur état… Sa chair semblait avoir littéralement explosé par endroit et on pouvait même entrapercevoir l’éclat ivoirien d’un os entre deux bouts de chair sanguinolentes.
Mais peu à peu, la raison commença à se frayer un chemin entre ses neurones et il écarquilla les yeux sous l’horreur de la scène avant de détourner le regard et de vomir ses tripes sur le sol, c’était insoutenable… Et.. il était réellement responsable de ça ? Son regard se posa alors sur ses vêtements, puis sur ses mains et, pas moyen de nier, il était le seul coupable… Une nouvelle vague nauséeuse lui prit et à nouveau, il vida le contenu inexistant de son estomac sur le sol.. l’acide se mélangeant au sang rendait l’odeur acre encore plus insupportable et Leevan ne put que reculer le plus possible, jusqu’à se laisser tomber contre un mur avant de se recroqueviller sur lui-même. Il n’arrivait pas à comprendre comment il avait pu en arriver là… Plus il tentait d’y réfléchir et plus il revoyait des bout du massacre comme s’il n’avait été que spectateur de la scène, comme s’il avait été hors de son corps durant tout ce temps et maintenant, il était pétrifié de peur… Il avait tué un homme… Aussi abjecte qu’il avait pu être, ça n’en restait pas moins un être vivant et lui, poussé à bout, il avait craqué et l’avait tué sans une once de remord.. Du moins jusqu’à présent…

Qu’allait-il pouvoir faire maintenant ?